Notre cycle d’interviews continue. Après Aurore Sohier, nous vous invitons à rencontrer Christine Loquet, membre de la Commission AccessibilitéS, bibliothécaire au parcours marqué par une attention permanente aux publics et un fort engagement pour ouvrir l’accès au livre et à la lecture au plus grand nombre, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des bibliothèques.
Pourrais-tu nous présenter ton parcours ?
J’ai un parcours qui a été très tôt marqué par la question des publics. J’ai fait des études de sociologie, et je me suis spécialisée en 3e cycle en sociologie des publics de la culture. Cette obsession pour les publics les plus éloignés ne vient pas de nulle part : fille de paysans, j’ai très vite été convaincue que beaucoup de gens étaient laissés à la porte de nos établissements culturels.
Bibliothécaire depuis 1997, j’ai travaillé dans les bibliothèques de Strasbourg puis Rennes, dirigé une médiathèque de taille moyenne, puis j’ai été pendant onze ans chargée de mission publics éloignés du livre et de la lecture au sein de la structure « Livre et lecture en Bretagne ». Cette mission a été l’occasion de découvrir de nouveaux publics, de nouveaux lieux, et de travailler avec des professionnels du monde du livre de différents horizons, autour de questions très variées. Je viens tout juste de quitter mon poste, non par désintérêt ni par lassitude, mais bien par envie d’explorer de nouvelles pistes d’action, du côté de l’édition et du Facile à Lire.
Comment as-tu rejoint la Commission de l’ABF ?
C’est à l’occasion de mon arrivée à « Livre et Lecture en Bretagne » que je me suis rapprochée de la commission. Le poste de chargée de mission « publics éloignés du livre et de la lecture » venait juste d’être créé. Les domaines couverts étaient nombreux : handicap, prison, illettrisme, hôpitaux… il y avait beaucoup à faire et beaucoup à défricher ! J’avais besoin d’aide, de contacts, d’échanges, et c’est ainsi que j’ai rejoint la Commission « Hôpitaux, prisons », dont est issue la commission AccessibilitéS d’aujourd’hui, après la fusion avec la commission Accessibib en 2019.
Y a-t-il des projets qui t’ont particulièrement marquée dans ton parcours ?
Il y en a beaucoup ! Ce qui me vient à l’esprit le plus spontanément, ce sont des projets en prison.
L’organisation y est toujours très compliquée mais les rencontres et les animations peuvent se révéler vraiment très fortes. Je pense notamment à « Parent(hèse)», un projet autour de la parentalité développé avec la chargée de mission régionale culture/justice. Il s’agissait d’organiser notamment des spectacles de lecture jeunesse dans les parloirs pour permettre aux détenus, souvent des papas, de partager un moment de lecture avec leurs enfants. Cela a pu faire un véritable déclic chez certains détenus qui prenaient conscience qu’ils pouvaient eux aussi lire des histoires à leurs enfants.
Dans un autre domaine, je pense aussi à certains projets autour du « Facile à Lire ». Avec la création du prix Facile à Lire en 2017, de nombreuses rencontres avec des auteurs ont été organisées dans des lieux où se trouvent des publics ayant des difficultés à lire (EHPAD, structures pour personnes en situation de handicap, allophones…). Ces rencontres pouvaient être très fortes car c’était l’occasion pour ces personnes d’oser prendre un livre, ou d’oser prendre la parole. C’est parfois décisif dans la vie d’une personne, et précieux de vivre ces moments-là.
Je garde aussi un vif souvenir d’une action sur la dyslexie. Sous l’impulsion de la bibliothèque des Champs Libres à Rennes régulièrement sollicitée sur ce sujet, un groupe de travail avait été monté, regroupant bibliothécaires et milieux associatifs. Nous avions organisé une rencontre fin 2016 aux Champs libres, lors desquelles étaient présents un groupe de collégiens dys et une jeune fille de 16 ans, Constance, qui avait composé un slam sur sa dyslexie. Cela avait été un moment très beau : les élèves étaient venus la prendre dans leurs bras, touchés par ce partage qui exprimait si bien ce qu’ils ressentaient. On mesure alors à quel point ces rencontres permettent de répondre à un besoin essentiel d’exprimer, de partager, de mettre des mots sur ce qu’on vit.
Qu’est-ce que tu as appris de ces expériences ?
Je dirais tout d’abord la prise de conscience en tant que professionnelle des freins qui peuvent exister pour entrer dans une bibliothèque. C’est ce dont on prend la mesure grâce aux paroles des personnes qu’on rencontre qui avouent ne pas se sentir à leur place en bibliothèque, ou qui pensent que les livres ne sont pas faits pour eux.
Cela permet alors de positionner le métier de bibliothécaire sur un plan plus humain, de se décentrer par rapport au rôle de prescripteur qu’on veut souvent avoir : si personne ne vient dans nos belles bibliothèques voir nos livres si soigneusement choisis, cela ne sert à rien ! Il est important, je crois, de se frotter aux non-publics. J’ai un exemple très précis en tête : souvent les bibliothèques de prison sont faites de bric et de broc, avec des collections issues de dons successifs, mais construites sur le modèle des bibliothèques à l’extérieur avec notamment beaucoup de romans, qui sortent très peu parce qu’ils ne correspondent pas aux attentes et aux goûts des détenus. Cela amène vraiment à questionner ce qu’on fait et ce qu’on ne fait pas en bibliothèque.
Est-ce que tu aurais un message à faire passer ?
On a souvent une image austère des problématiques liées aux « publics empêchés », à l’hôpital, au handicap. Personnellement je connaissais mal les questions liées au handicap, cela me semblait très technique mais quand j’ai commencé à explorer cette question, j’ai découvert la diversité des questions soulevées et j’ai participé à des projets très enrichissants et originaux, qu’il s’agisse par exemple de la constitution d’une banque de données de pictogrammes ou l’organisation de spectacles en langue des signes. Tout cela est très vivant, stimulant et laisse pas mal de place à l’imagination.
Aurais-tu un conseil à donner pour des collègues qui prendraient un poste sur des questions liées à l’accessibilité ? Par quel bout commencer ?
Ça dépend beaucoup du contexte et des priorités de l’établissement, bien sûr, mais je dirais de prendre les sujets les uns après les autres, car l’accessibilité, c’est comme une pelote. Il faut tirer les fils petit à petit, en essayant d’entraîner de plus en plus de collègues avec soi. Et bien sûr, autant que possible, toujours prendre du plaisir !
Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur tes projets pour la suite ?
Je lance un projet dans l’édition, qui en est encore à ses premiers pas. En travaillant sur les questions du Facile à Lire avec Françoise Sarnowski, avec de nombreux acteurs, nous avons identifié le manque de bons ouvrages nativement faciles à lire – pour les adultes. Cette idée a mûri au sein de Livre et lecture en Bretagne, mais n’a pas pu y aboutir pour plusieurs raisons, dont celles du positionnement d’une structure régionale pour le livre. Le besoin, lui, est resté, et j’ai eu très envie de me lancer dans ce projet qui me semble plus qu’utile, et me passionne.
Mon idée est de développer une ou plusieurs collections de livres créés en inclusion, c’est à dire dont les textes seront simplifiés grâce à l’intervention des publics visés, sur le modèle de ce qui se fait en Belgique avec la collection « La Traversée » (Weyrich).
Par ailleurs, je viens de créer une structure de formation, Face publics, qui intervient sur la question des publics, et des publics empêchés en particulier, histoire de creuser encore un peu plus dans cette voie.
Affaires à suivre !
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Propos recueillis par Bélinda Missiroli, le 6 sptembre 2021.